— Dites-moi honnêtement, Richard, enchaîna Valentin, visiblement dans le seul but de se divertir.

Pour un homme d’affaires comme vous, qu’y a-t-il de changé depuis la Visite ? Bon, vous savez maintenant qu’il existe dans l’univers au moins une autre intelligence à part celle des humains. Et alors ?

— Comment vous expliquer… », bredouilla Nounane. Il regrettait déjà d’avoir entamé cette conversation. Il n’y avait rien à dire. « Qu’y a-t-il de changé pour moi ?… Eh bien, par exemple, ça fait déjà plusieurs années que je ressens une certaine gêne, un certain inconfort. Bon, ils sont venus et ils sont repartis aussitôt. Et s’ils reviennent et si, ce coup-ci, ils décident de rester ? Voyez-vous, pour moi, en tant qu’homme d’affaires, c’est loin d’être une question vaine : qui sont-ils, comment vivent-ils, de quoi ont-ils besoin ?… Dans le cas le plus simple, je dois penser à changer ma production. Je dois être prêt. Et si je me retrouve inutile dans leur système ? » Il s’anima. « Et si nous tous, nous nous révélons inutiles ? Écoutez, Valentin, puisqu’on en parle, est-ce que les réponses à ces questions existent ? Qui sont-ils, que sont-ils venus chercher, reviendront-ils ou non ?…

— Les réponses existent, dit Valentin, en souriant. Il y en a même plein, choisissez celle qui vous plaît.

— Mais vous, qu’en pensez-vous ?

— À parler franc, je ne me suis jamais autorisé à y réfléchir sérieusement. Pour moi, la Visite est avant tout un événement unique, susceptible de nous offrir la possibilité d’escalader d’un seul coup plusieurs marches dans le processus de l’acquisition du savoir. Quelques chose dans le genre du voyage dans l’avenir de la technologie. Mettons, comme si Isaac Newton avait trouvé un générateur de quanta moderne dans son laboratoire…

— Newton n’aurait rien compris.

— Erreur ! Newton était un homme très perspicace.

— Ah bon ? Bien, laissons-le en paix, Newton. Mais malgré tout, comment interprétez-vous la Visite ? Même d’une façon pas sérieuse…

— D’accord, je vais vous le dire. Mais je vous préviens, Richard, votre question relève de la pseudoscience nommée xénologie. La xénologie, c’est un mélange artificiel de science-fiction et de logique formelle. À la base de sa méthode, se trouve un procédé vicieux : le fait de plaquer la psychologie humaine sur une intelligence extra-terrestre.

— Pourquoi vicieux ? demanda Nounane.

— Mais parce que les biologistes se sont déjà cassé la figure en essayant de plaquer la psychologie humaine sur les animaux. Les animaux terrestres, notez-le.

— Permettez, dit Nounane. Cela n’a rien à voir. Vous et moi, nous parlons de la psychologie des êtres in-tel-li-gents…

— Oui. Et tout serait très bien si nous savions ce que c’est, l’intelligence.

— Parce que nous ne le savons pas ? s’étonna Nounane.

— Figurez-vous que non. Généralement, on part d’une définition très plate : l’intelligence est la particularité qui distingue l’homme de l’animal. Une tentative, voyez-vous, de séparer le maître et son chien qui, prétend-on, comprend tout, mais ne peut pas le dire. Remarquez que cette définition plate donne naissance à d’autres, plus spirituelles. Elles sont fondées sur l’observation amère de l’activité humaine en question. Par exemple : l’intelligence est la faculté qu’a un être vivant d’accomplir des actes incongrus ou inutiles.

— Oui, ça me concerne, moi et ceux qui sont comme moi, confirma amèrement Nounane.

— Malheureusement, oui. Ou, prenons une autre définition hypothétique : l’intelligence est un instinct complexe qui ne s’est pas encore formé. On sous-entend que l’activité instinctive est toujours utile et naturelle.

Dans un million d’années, l’instinct sera formé et nous ne commettrons plus ces erreurs qui représentent, probablement, une propriété inséparable de l’intellect. Et alors, si quelque chose change dans l’univers, nous deviendrons tranquillement une race en voie de disparition, de nouveau précisément parce que nous aurons perdu la faculté de commettre des erreurs, c’est-à-dire, d’essayer des variantes différentes, non prévues par un programme rigide.

— Vous en arrivez là à quelque chose… d’humiliant.

— Dans ce cas, je vous présente encore une définition, très élevée et noble. L’intelligence est la faculté d’utiliser les forces du monde qui nous entoure sans le détruire. »

Nounane fit une grimace et secoua la tête.

« Non, dit-il. Ça, ce n’est pas pour nous… Et que diriez-vous du fait que l’homme, contrairement aux animaux, est un être qui éprouve un besoin de connaissance invincible ? J’ai lu quelque chose à ce sujet.

— Moi aussi, dit Valentin. Mais le malheur est que l’homme, en tout cas, l’homme des masses, celui dont vous parlez quand vous dites “pour nous” ou “pas pour nous”, arrive très facilement à vaincre son besoin de connaissances. À mon avis, ce besoin n’existe pas. Il y a le besoin de comprendre qui ne nécessite pas de connaissances. Par exemple, l’hypothèse de Dieu donne la possibilité inégalable de comprendre absolument tout sans rien apprendre… Donnez à l’être humain un schéma du monde extrêmement simpliste et interprétez chaque événement sur la base de ce modèle simplifié. Cette approche n’exige aucune connaissance. Quelques formules apprises par cœur, plus ce qu’on appelle l’intuition, l’entregent et le bon sens.

— Attendez », dit Nounane. Il termina sa bière et posa bruyamment la chope vide sur la table. « Ne vous éloignez pas du sujet. Envisageons les choses de la façon suivante. L’homme a rencontré une créature extraterrestre. Comment découvriront-ils que l’autre est intelligent ?

— Aucune idée, dit Valentin, amusé. Tout ce que j’ai lu sur le sujet mène à un cercle vicieux. S’ils sont capables d’entrer en contact, c’est qu’ils sont intelligents. Et à l’inverse : s’ils sont intelligents, ils sont capables d’entrer en contact. Ou, tout simplement : si un être extra-terrestre à l’honneur d’avoir la même psychologie que l’être humain, il est intelligent. C’est tout.

— Nous voilà bien, dit Nounane. Et moi qui pensais que vous aviez déjà tout étiqueté…

— Même un singe peut étiqueter, nota Valentin.

— Non, attendez », dit Nounane. Curieusement, il se sentait trompé. « Mais si vous ignorez des choses aussi simples… Bon, laissons tomber l’intelligence. Apparemment, le diable s’y casserait les dents. Mais la Visite ? Quand même, que pensez-vous de la Visite ?

— Je vais vous le dire, prononça Valentin. Imaginez un pique-nique… »

Nounane sursauta.

« Comment avez-vous dit ?

— Un pique-nique. Imaginez : une forêt, un chemin, une clairière. Une voiture passe du chemin dans la clairière, apparaissent des jeunes gens, des paniers à provisions, des jeunes filles, des transistors, des appareils photo et des caméras… On allume un feu, on dresse des tentes, on branche la musique. Et le lendemain matin, ils repartent. Les animaux, les oiseaux et les insectes qui la nuit, épouvantés, avaient observé le cours des événements, sortent de leurs abris. Que voient-ils ? Sur l’herbe tachée d’huile traînent de vieilles bougies, quelqu’un a laissé tomber une clé à molette… Les garde-boue ont laissé des saletés ramenées d’un marécage… et, évidemment, les traces du feu de bois, les pelures de pommes, les papiers de bonbons, les boîtes de conserve, les bouteilles vides, un mouchoir, un couteau de poche, des journaux déchirés, de la petite monnaie, des fleurs fanées venues des autres clairières…

— J’ai compris. Un pique-nique au bord du chemin.

— Exactement. Un pique-nique au bord de je ne sais quel chemin cosmique. Et vous me demandez : reviendront-ils ou non ?

— Donnez-moi une cigarette, dit Nounane. Le diable l’emporte, votre pseudo-science ! Je m’imaginais tout ça différemment.

— C’est votre droit, remarqua Valentin.

— Mais alors, ils ne nous ont pas vus du tout ?

— Pourquoi ?

— Eh bien, en tout cas, ils n’ont pas prêté attention à nous…

— Vous savez, à votre place je m’en réjouirais », conseilla Valentin.

Nounane aspira la fumée, toussa et jeta sa cigarette.

« Quoi qu’il en soit, dit-il, obstiné, c’est impossible… Le diable vous emporte, vous autres, savants ! Pourquoi ce dédain envers l’homme ? Pourquoi essayez-vous constamment de le rabaisser ?…

— Attendez, dit Valentin. Écoutez. Vous allez me demander par quoi l’homme est grand ? cita-t-il. D’avoir créé une seconde nature ? D’avoir mis en mouvement des forces presque cosmiques ? D’avoir, en des délais minimes, conquis la planète et ouvert une fenêtre dans l’univers ? Non ! Il est grand parce qu’en dépit de tout cela, il a survécu et est décidé à continuer. »

Un silence s’installa. Nounane réfléchissait.

« Peut-être, dit-il, mal assuré. Bien sûr, de ce point de vue…

— Ne vous en faites pas, dit Valentin avec indulgence. Le pique-nique, ce n’est que mon hypothèse. Et, à proprement parler, même pas une hypothèse, juste une image… Des xénologues soi-disant sérieux essayent d’argumenter des versions bien plus solides et aimables pour l’amour-propre humain. Par exemple, qu’il n’y a eu aucune Visite, qu’elle est encore à venir. Une certaine intelligence élevée aurait jeté chez nous, sur Terre, des conteneurs avec des échantillons de sa culture matérielle. Nous sommes censés étudier ces échantillons, produire un bond technologique et arriver à envoyer un signal de réponse qui justement signifiera que nous sommes réellement prêts à un contact. Qu’en pensez-vous ?

— C’est déjà nettement mieux, dit Nounane. Je vois que parmi les savants il y aussi des gens bien.

— Je vous propose une autre version. La Visite a eu lieu pour de bon, mais elle est loin d’être terminée. En fait, nous nous trouvons actuellement en état de contact sans nous en douter. Les Visiteurs se sont fait des nids dans les Zones et nous étudient scrupuleusement, nous préparant en même temps aux “miracles de l’avenir”.

— Ça, ça me plaît ! dit Nounane. Au moins, on comprend alors ce remue-ménage mystérieux qui se produit dans les ruines de l’usine. À propos, votre pique-nique n’explique absolument pas ce remue-ménage.

— Pourquoi donc ? protesta Valentin. Une de mes gamines aurait très bien pu oublier dans la clairière son ourson mécanique préféré…

— Laissez tomber, dit Nounane d’un ton résolu. La terre tremble et vous appelez ça un ourson… Remarquez, ça peut aussi bien être un ourson. Vous voulez une bière ? Rosalia ! Deux bières à ces messieurs xénologues !… Ça fait quand même plaisir de parler avec vous, dit-il à Valentin. Un vrai lavage de cerveau, comme si on se fourrait du sel de magnésie dans le crâne. Parce qu’on travaille, on bosse, mais pourquoi, dans quel but, l’avenir est-ce qu’on l’aimera passionnément, à la folie ou pas du tout… »

On leur servit de la bière. Nounane en but une gorgée, regardant par-dessus la mousse Valentin qui étudiait sa chope avec une expression dubitative et dégoûtée.

« Quoi, elle ne vous plaît pas ? demanda-t-il, en se pourléchant.

— À vrai dire, je ne bois pas, dit Valentin, indécis.

— Oh ! fit Nounane, stupéfait.

— Au diable ! » dit Valentin et il repoussa la chope d’un geste résolu. « Puisque c’est comme ça, commandez-moi plutôt un cognac.

— Rosalia ! » aboya aussitôt Nounane, définitivement égayé.

Lorsque le cognac fut apporté, il dit :

« Et malgré tout, cela ne devrait pas être comme ça. Je ne parle plus du pique-nique, ça, c’est vraiment un coup vache, mais même en acceptant la version que tout cela n’est qu’un prélude au contact, cela reste moche. Je comprends : les “bracelets”, les “creuses”… Mais pourquoi la “gelée de sorcière” ? Les “calvities de moustique” et ce duvet ignoble…

— Excusez-moi », dit Valentin, en choisissant une tranche de citron, « mais je ne comprends pas très bien votre terminologie. Quelles calvities, je vous demande pardon ? »

Nounane rit.

« C’est du folklore, expliqua-t-il. L’argot professionnel des stalkers. Les “calvities de moustique” sont des endroits à la gravitation élevée.

— Ah ! les graviconcentrés… La gravitation dirigée. Voilà un sujet que j’aborderais avec plaisir, mais vous n’y comprendrez rien.

— Et pourquoi donc n’y comprendrai-je rien ? Je suis quand même ingénieur…

— Parce que moi-même, je n’y comprends rien, dit Valentin. Je possède des systèmes d’équations, mais je n’ai aucune idée sur leur interprétation… Quant à la “gelée de sorcière” ça doit être du gaz colloïdal ?

— Exactement. Avez-vous entendu parler de la catastrophe des laboratoires de Carrigan ?

— Oui, j’en ai entendu dire un mot, répliqua Valentin à contrecœur.

— Ces crétins ont placé un conteneur de porcelaine avec de la “gelée” dans une chambre spéciale, totalement isolée… c’est-à-dire, qu’ils pensaient que la chambre était totalement isolée… Quand ils ont ouvert le conteneur avec des manipulateurs, la “gelée” a traversé le métal et le plastique comme l’eau traverse le buvard et tout ce qui entrait en contact avec elle devenait à son tour de la “gelée”. Trente-cinq personnes sont mortes, plus de cent sont handicapées et l’immeuble des laboratoires est entièrement hors d’état. Vous est-il arrivé de le voir ? Une construction magnifique ! Puis, la “gelée” a dégouliné dans les caves et les étages inférieurs… Voilà le prélude à vos contacts. »

Valentin fit une grimace.

« Oui, je sais tout ça, dit-il. Cependant, avouez, Richard, que les Visiteurs n’y sont pour rien. Comment pouvaient-ils supposer l’existence chez nous de complexes militaro-industriels ?

— Ils auraient dû le savoir ! répondit Nounane d’un ton de reproche.

— Ils vous auraient répondu : vous auriez dû détruire il y a très longtemps les complexes militaro-industriels.

— C’est vrai, confirma Nounane. Pourquoi ne l’entreprendraient-ils pas, puisqu’ils sont si puissants ?

— C’est-à-dire que vous proposez une ingérence dans les affaires intérieures de l’humanité ?

— Hum, fit Nounane. Évidemment, de cette façon nous pouvons facilement aller trop loin. N’en parlons pas. Revenons plutôt au début de notre conversation. Comment tout cela va-t-il se terminer ? Vous autres, les savants, espérez-vous trouver dans la Zone quelque chose de fondamental, quelque chose qui serait vraiment susceptible de bouleverser la science, la technologie, la façon de vivre ?… »

Valentin haussa les épaules.

« Vous vous êtes trompé d’adresse, Richard. Je n’aime pas me livrer à de vaines fantaisies. Lorsqu’il s’agit de sujets aussi sérieux, je préfère rester prudemment sceptique. Partant de ce que nous avons déjà reçu, nous possédons devant nous tout un spectre de possibilités. Pour le moment, on ne peut rien dire de concret.

— Bon, essayons alors par l’autre bout. D’après vous, qu’avons-nous déjà reçu ?

— Aussi amusant que cela puisse paraître, assez peu. Nous avons découvert beaucoup de choses miraculeuses. Dans certains cas nous avons appris à utiliser ces miracles pour nos besoins. Nous nous y sommes habitués… Un singe appuie sur un bouton rouge et reçoit une banane, il appuie sur un bouton blanc et reçoit une orange, mais il ne sait pas comment se procurer des bananes et des oranges sans boutons. Il ne comprend pas non plus quel rapport existe entre les boutons et les fruits. Prenons, par exemple, les “batteries”. Nous avons appris à les utiliser. Nous avons même découvert les conditions de leur scissiparité. Mais jusqu’ici nous n’avons pu fabriquer aucune “batterie”, nous ne comprenons pas comment elles fonctionnent et, visiblement, ne sommes pas près de le comprendre… Voilà ce que j’en pense : il y a des objets que nous avons appris à utiliser. Nous les utilisons, mais pas comme le font les Visiteurs, c’est presque certain. Je suis totalement convaincu que dans la plupart des cas nous enfonçons des clous avec des microscopes. Mais malgré cela, nous en utilisons certains : les “batteries”, les “bracelets” qui stimulent les processus vitaux… les types différents de masses quasi biologiques qui ont effectué une telle révolution dans la médecine… Nous avons reçu de nouveaux tranquillisants, de nouveaux engrais minéraux, ce qui a causé une révolution dans l’agronomie… Au fait, pourquoi vous les énumérer ? Vous êtes au courant aussi bien que moi : je vois que vous-même, vous portez un “bracelet”… Appelons ce groupe d’objets “utiles”. On peut dire que dans une certaine mesure ils ont joué un rôle de bienfaiteurs envers l’humanité, bien qu’il ne faille jamais oublier que dans notre monde euclidien chaque bâton possède deux bouts…

— L’utilisation indésirable ? intervint Nounane.

— Précisément. Mettons, l’utilisation des “batteries” dans l’industrie de guerre… Mais ça, ce n’est pas si grave. L’action de chaque objet utile est plus ou moins étudiée par nous, elle est plus ou moins tirée au clair. Maintenant, c’est la technologie qui freine tout, mais dans une cinquantaine d’années nous apprendrons nous-mêmes comment on fabrique ces sceaux royaux et nous casserons alors à cœur joie des noix avec. Les choses se compliquent avec l’autre groupe d’objets. Se compliquent justement parce qu’ils ne trouvent chez nous aucune utilisation. Quant à leurs propriétés, dans le cadre de nos notions actuelles, elles sont résolument inexplicables. Par exemple, les pièges magnétiques de types différents. Nous comprenons que c’est un piège magnétique, Panov l’a prouvé d’une façon très spirituelle. Mais nous ne comprenons ni où se trouve la source d’un champ magnétique aussi puissant, ni quelle est la raison de sa superstabilité… Nous ne comprenons rien. Nous ne pouvons que forger des hypothèses fantastiques relatives à des facultés de l’espace que nous n’avons jamais soupçonnées. Ou le K-23… Comment les appelez-vous, ces jolies boules noires qui servent à faire des bijoux ?

— Des “éclaboussures noires” dit Nounane.

— C’est ça, des “éclaboussures noires”… Joli nom. Bien, vous connaissez leurs facultés. Si on dirige un rayon de lumière sur une de ces boules, la lumière en sort avec retard. De surcroît, ce retard dépend du poids de la boule, de sa dimension et de quelques autres de ses paramètres… La fréquence de la lumière qui sort est toujours moindre que celle de la lumière qui entre… Pourquoi ? Il existe une idée démente selon laquelle ces “éclaboussures noires” sont les domaines gigantesques d’un espace qui possède d’autres propriétés que le nôtre et qui a adopté cette forme rétrécie sous l’influence de notre espace à nous… » Valentin sortit une cigarette et l’alluma. « Bref, les objets de ce groupe sont totalement inutiles pour la pratique humaine actuelle, bien que du point de vue scientifique ils possèdent une signification primordiale. Ce sont des réponses tombées du ciel à des questions que nous ne savons pas encore poser. Le sir Isaac susmentionné n’aurait probablement pas vu clair dans le laser, mais en tout cas, il aurait compris que cette chose est possible, ce qui aurait exercé une forte influence sur sa conception scientifique. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais l’existence d’objets tels que les pièges magnétiques, le K-23 et les “anneaux blancs” a supprimé d’emblée tout un champ de théories qui fleurissaient encore récemment et a fait naître des idées totalement nouvelles. Mais n’oublions pas qu’il y a encore le troisième groupe…

— Oui, dit Nounane. La “gelée de sorcière” et autres choses charmantes…

— Non, non. Tout cela se rapporte soit au premier groupe, soit au deuxième. Je parle des objets dont nous ne savons rien, dont nous avons seulement entendu parler, que nous n’avons jamais eus dans les mains. Ce que les stalkers nous ont fauché sous notre nez, ce qu’ils ont vendu à on ne sait qui, ce qu’ils ont planqué. Ce qu’ils taisent. Les légendes et les demi-légendes : la “machine à vœux”, le “vagabond Dick”, les “gais fantômes”…

— Une seconde, dit Nounane. Qu’est-ce que c’est que ça ? La “machine à vœux”, je comprends, mais… »

Valentin rit.

« Vous voyez, nous aussi, nous avons notre argot professionnel. Le “vagabond Dick”, c’est justement cet ourson mécanique hypothétique qui fait les cent coups dans les ruines de l’usine. Quant aux “gais fantômes”, c’est une turbulence dangereuse qui a lieu dans certaines régions de la Zone.

— C’est la première fois que j’en entends parler, dit Nounane.

— Vous comprenez, dit Valentin, nous fouillons la Zone depuis vingt ans, mais nous ne connaissons même pas un millième de son contenu. Quant à l’influence que la Zone exerce sur l’homme… Tenez, à propos, il nous faudra introduire ici dans notre classification un autre groupe, le quatrième. Ce ne sont plus des objets, mais des influences. Ce groupe est honteusement peu étudié, bien qu’à mon point de vue il y ait plus qu’assez de faits accumulés. Et vous savez, Richard, parfois, quand je pense à ces faits, j’ai la chair de poule.

— Des cadavres vivants, marmonna Nounane.

— Comment ? Ah !… Non, c’est mystérieux, mais sans plus. Comment dire… Mettons que c’est imaginable. Mais quand autour d’un homme commencent à se produire soudain des phénomènes extraphysiques et extrabiologiques…

— Je vois, vous parlez des émigrés…

— Justement. Voyez-vous, la statistique mathématique est une science extrêmement précise, bien qu’elle relève de valeurs occasionnelles. De plus, c’est une science très éloquente, très visuelle… »

Apparemment, Valentin était un peu gris. À présent, il parlait plus fort. Ses joues rosirent, ses sourcils se haussèrent au-dessus de ses lunettes noires, lui plissant le front en accordéon.

« J’aime les gens qui ne boivent pas, dit Nounane avec ironie.

— Ne vous éloignez pas du sujet ! dit sévèrement Valentin. Écoutez ce qu’on vous dit. C’est très étrange. » Il leva son verre, en avala la moitié d’un trait et reprit : « Nous ne savons pas ce qui s’est passé avec les pauvres Harmontois au moment même de la Visite. Mais voilà qu’un d’eux a décidé d’émigrer. Un petit-bourgeois tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Un coiffeur. Fils de coiffeur et petit-fils de coiffeur. Mettons qu’il déménage à Detroit. Il ouvre un salon de coiffure et voilà que commence je ne sais quel délire diabolique. Plus de quatre-vingt-dix pour cent de ses clients trouvent la mort en l’espace d’un an : ils périssent dans des accidents de voiture, tombent par les fenêtres, se font égorger par des gangsters, se noient où l’eau n’est pas profonde, et ainsi de suite. Dans Detroit et ses environs le nombre des cataclysmes augmente. Apparaissent mystérieusement des ouragans et des typhons qu’on n’avait pas vus depuis mille sept cent… tout le monde a oublié combien. Et ainsi de suite dans le même genre. Ces cataclysmes ont lieu dans chaque ville, dans chaque village où s’installe un émigré venu d’une des régions de la Visite. Le nombre de ces cataclysmes est en proportion directe avec le nombre d’émigrés qui se sont installés dans l’endroit en question. Et, notez-le, seuls les émigrés qui ont vécu eux-mêmes la Visite exercent une action semblable. Ceux qui sont nés après n’ont aucune influence sur la statistique des accidents. Ça fait dix ans que vous vivez dans cette ville, mais vous êtes arrivé après la Visite, donc, on peut vous mettre sans aucun danger même au Vatican. Comment expliquer ça ? Que faut-il croire ? La statistique ou le bon sens ? » Valentin saisit son verre et le vida d’un trait.

Richard Nounane se gratta derrière l’oreille.

« Oui, dit-il. J’ai entendu parler de ça, mais à vrai dire, j’ai toujours pensé que c’était légèrement exagéré, pour ne pas dire autre chose… C’est vrai : du point de vue de notre puissante science positiviste…

— Ou, mettons, l’influence de la mutation par la Zone », l’interrompit Valentin. Il enleva ses lunettes et vrilla ses noirs yeux de taupe sur Nounane. « Tous ceux qui ont des contacts suffisamment longs avec la Zone, subissent des changements, aussi bien phénotypiques que génotypiques. Vous savez comment sont les enfants des stalkers, vous savez ce qui arrive aux stalkers eux-mêmes. Pourquoi ? Où est le facteur de la mutation ? Dans la Zone il n’y a aucune radiation. La structure chimique de l’air et du sol de la Zone, tout en possédant son côté spécifique, ne représente aucune menace de mutation. Que me reste-t-il à faire dans ces conditions ? Croire en la magie noire ? Au mauvais œil ?…

— Je vous plains : vous ne savez plus où donner de la tête, répondit Nounane. Mais, à parler franc, les cadavres ressuscités me tapent sur les nerfs à moi personnellement bien davantage que les données statistiques. D’autant plus que je n’ai jamais vu ces données. Quant aux cadavres, je les ai vus et reniflés au-delà du nécessaire… »

Valentin fit un léger geste de la main.

« Ah ! vos cadavres !… dit-il. Ecoutez, Richard, vous n’avez pas honte ? Vous êtes quand même un homme instruit… D’abord, ce ne sont pas du tout des cadavres. Ce sont des moulages… une reconstitution à partir du squelette… des empaillés… Et puis, je vous l’assure, du point de vue des principes fondamentaux, vos moulages ne sont pas plus étonnants que des batteries éternelles. Simplement, les “batteries” violent le premier principe de la thermodynamique et les moulages violent le second, voilà toute la différence. Tous, nous sommes en un sens des hommes des cavernes : nous ne pouvons rien imaginer de plus horrible qu’un fantôme ou un vampire. Cependant, la violation du principe de causalité est une chose bien plus terrifiante que des troupeaux entiers de fantômes… et autres monstres de Rubinstein… ou Wallenstein ?

— Frankenstein.

— Oui, bien sûr, Frankenstein. Madame Shelley. Épouse du poète. Ou sa fille. » Soudain, il rit. « Vos moulages ont une drôle de faculté : la viabilité autonome. On peut, par exemple, leur couper une partie de corps et elle continuera à vivre. À part. Sans solutions physiologiques… Ce que je voulais dire, c’est qu’il n’y a pas longtemps, on nous a livré à l’Institut un de ces types… C’est le préparateur de Boyde qui me l’a raconté… » Valentin éclata de rire.

« Il ne serait pas temps de rentrer, Valentin ? dit Nounane, en regardant sa montre. J’ai encore une affaire importante à régler.

— Allons-y », dit Valentin, en faisant de vaines tentatives pour placer son visage entre la monture de ses lunettes. Il finit par les prendre avec ses deux mains et les remit soigneusement à leur place. « Vous êtes en voiture ?

— Oui, je vais vous raccompagner. »

Ils réglèrent l’addition et se dirigèrent vers la sortie. À tout bout de champ, Valentin pointait un doigt contre sa tempe, saluant ainsi les préparateurs qu’il connaissait. Ils contemplaient avec curiosité l’astre mondial de la physique. À la sortie, saluant le portier qui avait fondu en sourires, il fit tomber ses lunettes, et tous les trois se précipitèrent pour les attraper.

« Demain je fais une expérience. Une chose curieuse, vous savez… », racontait Valentin, montant avec difficulté dans la Peugeot.

Et il se mit à parler de l’expérience du lendemain. Nounane l’emmena dans la ville des sciences.

Eux aussi, ils ont peur, pensait-il, se réinstallant dans sa Peugeot. Elles ont peur, les grosses têtes… Comme il se doit. Ces savants doivent même avoir plus peur que nous tous, les gens simples réunis. Parce que nous, nous ne comprenons rien à rien, tandis qu’eux, au moins, ils comprennent à quel point ils ne comprennent rien. Ils regardent dans cet abîme sans fond et savent qu’inévitablement ils doivent y descendre ; leur cœur flanche, pourtant il faut y descendre. Mais comment descendre, qu’est-ce qui se trouve au fond et, surtout, pourra-t-on remonter après ?… Quant à nous, on regarde, pour ainsi dire, dans une autre direction. Mais peut-être est-ce justement ça qu’il faut faire ? Que tout suive son chemin et nous, on vivra doucement comme on pourra. C’est vrai ce qu’il a dit : l’acte le plus héroïque de l’humanité, c’est d’avoir survécu et avoir l’intention de continuer… Et, malgré tout, le diable vous emporte, pensa-t-il à l’adresse des Visiteurs. Vous ne pouviez pas organiser votre pique-nique ailleurs ? Sur la Lune, par exemple. Ou sur Mars. Vous êtes des salauds aussi indifférents que tous les autres, même si vous avez appris à réduire l’espace. Un pique-nique, voyez-vous ça. Un pique-nique…

Qu’est-ce que je peux pour mes pique-niques à moi ? pensait-il, en conduisant lentement dans les rues brillamment éclairées et mouillées. Comment goupiller tout ça ? Par le principe de l’action minimale. Comme en mécanique. À quoi me sert-il, mon satané diplôme d’ingénieur, si je ne peux pas trouver comment coincer ce salaud de cul-de-jatte…

Il arrêta sa voiture devant la maison où habitait Redrick Shouhart et resta quelque temps au volant, réfléchissant à la manière de mener la conversation. Puis il sortit la “batterie” et ce n’est que là qu’il remarqua que la maison paraissait inhabitée. Presque toutes les fenêtres étaient sombres, il n’y avait personne dans le petit square et même les réverbères n’y étaient pas allumés. Cela lui rappela ce qu’il allait voir et il eut un frisson. Il alla jusqu’à envisager de faire venir Redrick par téléphone et de lui parler en voiture ou dans un bar paisible, mais il chassa cette pensée. Pour toute une série de raisons. Et en plus, se dit-il, ne ressemblons pas à ces minables qui ont fui la maison comme des cafards ébouillantés.

Il entra, monta sans se presser l’escalier qui n’avait pas été balayé depuis longtemps. Autour régnait le silence d’une maison inhabitée, plusieurs portes étaient entrouvertes ou même grandes ouvertes, des relents d’humidité et de poussière suintaient des entrées obscures. Il s’arrêta devant la porte de l’appartement de Redrick, lissa les cheveux derrière les oreilles, émit un profond soupir et appuya sur la sonnerie. Pendant quelque temps il n’entendit rien, puis les planches grincèrent, la serrure émit un déclic et la porte s’ouvrit doucement. Il n’avait pas entendu de pas.

Ouistiti, la fille de Redrick Shouhart, se tenait sur le seuil. Une vive lumière tombait de l’entrée sur le palier ; en l’espace de la première seconde Nounane n’aperçut que la silhouette sombre de la fillette et pensa qu’elle avait beaucoup grandi pendant ces quelques mois ; puis elle recula et il vit son visage. Sa gorge devint immédiatement sèche.

« Bonjour, Maria », dit-il, en s’efforçant de parler aussi tendrement que possible. « Comment vas-tu, Ouistiti ? »

Elle ne répondit rien. Silencieuse, elle reculait sans faire le moindre bruit vers la porte du salon, le regardant par en dessous. Apparemment, elle ne le reconnaissait pas. À vrai dire, lui non plus, ne la reconnaissait pas. La Zone, pensa-t-il. Cette saloperie de Zone…

« Qui est là ? demanda Goûta, sortant de la cuisine. Mon Dieu, Dick ! Où étiez-vous passé ? Vous savez que Redrick est de retour ? »

Elle se dépêcha d’aller à sa rencontre, tout en s’essuyant les mains avec une serviette jetée par-dessus son épaule. Toujours aussi jolie, énergique, forte, mais amincie d’une certaine manière : le visage tiré, les yeux étrangement fiévreux…

Il l’embrassa sur la joue, lui donna son imperméable et son chapeau, puis dit :

« Oui, oui, j’en ai entendu parler… Je n’avais pas le temps de faire un saut chez vous. Il est là ?

— Oui, dit Goûta. Il est avec un type… Je pense qu’il va partir bientôt, ça fait longtemps qu’ils parlent. Entrez, Dick… »

Il fit quelques pas le long du couloir et s’arrêta sur le seuil du salon. Devant la table était assis un vieillard. Un moulage. Immobile et légèrement penché de côté. La lumière rose de l’abat-jour tombait sur le visage large et sombre, comme taillé dans du vieux bois ; une bouche creusée sans lèvres, des yeux fixes, sans éclat. Nounane sentit immédiatement une odeur. Il savait que c’était son imagination qui lui jouait des tours, l’odeur n’existait que les premiers jours, puis elle disparaissait complètement, mais il sentait en quelque sorte de mémoire : l’odeur étouffante, lourde, de la terre éventrée.

« Venez plutôt à la cuisine, dit vivement Goûta. Je suis en train de préparer le dîner, on va bavarder.

— Oui, avec plaisir, dit Nounane, énergique. Ça fait si longtemps que nous ne nous sommes pas vus !… Vous n’avez pas encore oublié que j’aime bien prendre un verre avant de dîner ? »

Ils passèrent à la cuisine. Goûta ouvrit aussitôt le réfrigérateur ; Nounane s’installa devant la table et regarda autour de lui. Comme toujours, tout était propre, tout étincelait, la vapeur montait au-dessus des casseroles. La cuisinière était toute neuve, semi-automatique, il y avait donc de l’argent dans la maison.

« Comment est-il ? demanda Nounane.

— Comme d’habitude, répondit Goûta. En prison, il a maigri, mais maintenant il a déjà retrouvé son poids.

— Toujours rouquin ?

— Je pense bien !

— Méchant ?

— Oh oui ! Ça, il le sera jusqu’à sa mort. »

Goûta posa sur la table devant Nounane un verre de Bloody Mary. La couche transparente de vodka russe paraissait flotter au-dessus du jus de tomate.

« Pas trop ? demanda-t-elle.

— Juste ce qu’il faut. » Nounane avala le mélange. Il se rappela qu’en fait, c’était la première fois de la journée qu’il buvait quelque chose de substantiel. « Ça, c’est pas pareil, dit-il.

— Et vous, tout va bien ? demanda Goûta. Pourquoi n’êtes-vous pas venu depuis si longtemps ?

— Ces foutues affaires, dit Nounane. Chaque semaine je pensais passer vous voir ou juste téléphoner, mais d’abord j’ai été obligé d’aller à Rexopolis, puis il y a eu un scandale, puis on m’a dit : “Redrick est revenu”, alors j’ai pensé que je ferais mieux d’attendre un peu, pour ne pas vous déranger… Bref, je boulonne, Goûta. Parfois je me demande : pourquoi, diable, boulonnons-nous comme ça ? Pour gagner de l’argent ? Mais à quoi bon cet argent si nous n’arrêtons pas de boulonner ?… »

Goûta fit tinter les couvercles des casseroles, prit un paquet de cigarettes sur une petite étagère et s’assit en face de Nounane. Ses yeux étaient baissés. Nounane se dépêcha de sortir son briquet et lui offrir du feu. De nouveau, pour la deuxième fois de sa vie, il vit que les doigts de Goûta tremblaient, comme quand Redrick venait d’être jugé et qu’il était venu la voir pour lui donner de l’argent : dans les premiers temps elle dépérissait sans argent et pas un salaud de leur immeuble ne lui prêtait un sou. Puis, l’argent avait réapparu dans la maison, des sommes importantes et Nounane avait deviné d’où il venait. Cependant, il continuait toujours à passer la voir, apportait des sucreries et des jouets pour Ouistiti, buvait du café avec Goûta pendant des soirées entières et ensemble, ils forgeaient des plans concernant le futur heureux de Redrick. Plus tard, après avoir entendu ses récits, il alla voir les voisins et essaya de les rendre un peu plus raisonnables. Il expliquait, il priait, à la fin, ayant perdu patience, il menaçait : « Attendez que Redrick sorte de prison, il vous brisera les os… » Tout avait été vain.

« Comment va votre amie ? demanda Goûta.

— Laquelle ?

— Celle qui était avec vous l’autre fois… Une blonde…

— Vous l’appelez mon amie ? C’était ma dactylo. Elle s’est mariée et a démissionné.

— Vous devriez vous marier, Dick, dit Goûta. Vous voulez que je vous trouve une fiancée ? »

Nounane était sur le point de répondre son habituel : « Attendons que Ouistiti soit grande… » mais il se rattrapa à temps. À présent, cela n’aurait pas sonné pareil.

« J’ai besoin d’une sténodactylo et pas d’une épouse, grogna-t-il. Laissez tomber votre diable roux et je vous prends comme sténodactylo. Vous en étiez une formidable. Le vieux Harris se souvient encore de vous.

— Je pense bien, dit-elle. J’avais tout le bras ankylosé à force de lui taper dessus.

— Ah bon ? » Nounane feignit l’étonnement. « Le vieux Harris, ça alors !

— Seigneur ! dit Goûta. Il ne me laissait pas faire un pas ! Je ne craignais qu’une chose : que Red l’apprenne. »

Sans le moindre bruit Ouistiti entra : elle apparut sur le seuil, regarda les casseroles et Richard, puis s’approcha de sa mère et se serra contre elle, détournant le visage.

« Alors, Ouistiti », dit Richard Nounane, enjoué. « Tu veux un chocolat ? »

Il fourra la main dans la poche de son gilet, en sortit une petite voiture en chocolat emballée dans du papier transparent et la tendit à la fillette. Elle ne bougea pas. Goûta prit le chocolat et le posa sur la table. Ses lèvres devinrent subitement pâles.

« Oui, Goûta », dit Nounane, toujours enjoué. « Vous savez, je pense déménager. J’en ai assez de l’hôtel. Premièrement, c’est loin de l’Institut…

— Elle ne comprend presque plus rien », dit Goûta à voix basse.

Nounane s’interrompit, prit le verre dans ses deux mains et se mit à le tourner distraitement entre ses doigts.

« Vous ne demandez pas comment va notre vie, continua-t-elle, et vous faites bien. Mais vous êtes un vieil ami, Dick, et nous n’avons rien à vous cacher. D’ailleurs, comment le cacher ?

— Vous êtes allés voir un médecin ? demanda Nounane, sans lever les yeux.

— Oui. Ils ne peuvent rien faire. L’un d’eux a dit… » Elle se tut.

Lui aussi se taisait. Il n’y avait rien à dire, il n’avait pas envie d’y penser, mais là, soudain, une idée horrible le frappa : c’est l’invasion. Ni le pique-nique au bord du chemin, ni l’appel à établir un contact, non. Une invasion. Ils ne peuvent pas nous changer, nous, mais ils pénètrent les corps de nos enfants et en font leurs semblables. Il se sentit frissonner, mais se rappela aussitôt avoir déjà lu quelque chose dans ce genre, un livre de poche à la couverture laquée, et ce souvenir le soulagea. On peut inventer tout ce qu’on veut. La réalité n’est jamais telle qu’on l’imagine.

« Il y en a un qui a dit qu’elle n’était plus humaine, prononça Goûta.

— Sornettes, dit Nounane d’une voix sourde. Adressez-vous à un vrai spécialiste. Allez voir James Cutterfield. Voulez-vous que je lui en parle ? Je vais vous arranger un rendez-vous…

— Boucher ? » Elle eut un rire nerveux. « Pas la peine, Dick. C’est lui qui me l’a dit. Ça doit être le destin. »

Lorsque Nounane eut assez de courage pour relever les yeux, Ouistiti n’était plus là. Goûta était assise, immobile, la bouche entrouverte, les yeux vides ; une petite colonne de cendre grise prolongeait le bout de sa cigarette. Alors, il poussa son verre sur la table et dit :

« Faites-m’en donc encore un, ma petite… Et à vous aussi. Buvons. »

Elle laissa tomber la cendre, chercha des yeux où mettre le mégot et le jeta dans l’évier.

« Boire à quoi ? demanda-t-elle. C’est ça que je ne comprends pas ! Qu’avons-nous fait de si grave ? Nous ne sommes quand même pas les pires de cette ville… »

Nounane pensa qu’elle allait pleurer, mais elle ne pleura pas. Elle ouvrit le réfrigérateur, en sortit la vodka et le jus de tomate et prit un autre verre sur l’étagère.

« Ne désespérez quand même pas, dit Nounane. Dans le monde il n’existe rien d’irréparable. Croyez-moi, Goûta, j’ai de très vastes relations. Je ferai tout ce que je pourrai… »

À présent, il croyait lui-même en ce qu’il disait. Déjà il passait en revue dans sa tête les noms, les relations et les villes, il lui semblait qu’il avait déjà entendu parler de cas semblables, et que tout avait bien fini ; il ne lui fallait que retrouver où c’était, et qui était le médecin ; c’est alors qu’il se rappela pourquoi il était venu dans cette maison, il se rappela M. Lemkhen, il se rappela pourquoi il s’était lié d’amitié avec Goûta et il ne voulut plus penser à rien. Il balaya toutes ses pensées cohérentes, s’installa plus confortablement, se détendit et se mit à attendre son verre.

À ce moment, retentirent dans l’entrée des pas crissants, un bruit sec et la voix de Charognard Barbridge, écœurante, surtout maintenant, nasilla :

« Hé, Rouquin ! Quelqu’un doit être venu voir ta Goûta, regarde le chapeau… À ta place, je ne laisserais pas ça comme ça… » Puis la voix de Redrick :

« Prends garde à tes prothèses, Charognard. Et tiens ta langue. La porte est par là. N’oublie pas de t’en aller, il est temps que je dîne. » Barbridge :

« Par Dieu et tous les saints, on ne peut plus plaisanter ? » Redrick :

« Toi et moi, nous avons déjà fait le tour de toutes nos plaisanteries. Terminé. Déblaye le plancher, ne me retarde pas ! »

La porte claqua et les voix devinrent plus basses : visiblement, ils sortaient sur le palier. Barbridge prononça quelque chose doucement et Redrick lui répondit : « Ça va, ça va, on s’est tout dit ! » De nouveau, les grognements de Barbridge et la voix coupante de Redrick : « J’ai dit : c’est fini ! » La porte claqua, des pas rapides parcoururent l’entrée et Redrick Shouhart apparut sur le seuil de la cuisine. Nounane se leva à sa rencontre et ils échangèrent une forte poignée de main.

« Je savais bien que c’était toi », dit Redrick, examinant Nounane de ses yeux verdâtres et vifs. « Hou, tu as encore grossi, mon vieux ! Tu cultives tes bourrelets de graisse sur la nuque dans les bars, c’est ça… Hé ! Mais je vois que vous ne vous êtes pas ennuyés ici ! Goûta, ma vieille, prépare-moi un verre, il faut que je vous rattrape !

— Nous n’avons pas encore commencé, dit Nounane. Nous étions seulement sur le point de le faire. Et puis, de toute façon, comment veux-tu qu’on arrive à boire plus que toi ? »

Redrick eut un rire tranchant et donna une bourrade sur l’épaule de Nounane.

« On va voir qui gagnera ! Viens, viens, ne restons pas à la cuisine ! Goûta, amène le dîner… »

Il plongea dans le réfrigérateur et se redressa, tenant à la main une bouteille à l’étiquette bariolée.

« On va se payer un gueuleton ! déclara-t-il. Il faut régaler dignement mon meilleur ami Richard Nounane, qui n’oublie pas les siens dans le malheur ! Bien qu’il n’en tire aucun profit… C’est dommage que Cirage ne soit pas là…

— Téléphone-lui », proposa Nounane.

Redrick secoua sa tête d’un roux vif.

« Là où il se trouve maintenant, le téléphone n’est pas encore installé. Bon, viens, viens… »

Il entra le premier dans le salon et posa bruyamment la bouteille sur la table.

« On va faire un gueuleton de première, papa ! dit-il au vieillard immobile. Ça, c’est Richard Nounane, notre ami ! Dick, c’est mon papa, Shouhart senior… »

Richard Nounane, transformant sa sensibilité en un bloc étanche, sourit jusqu’aux oreilles, agita la main et dit au moulage :

« Je suis enchanté de vous connaître, monsieur Shouhart. Comment allez-vous ?… Tu sais que nous nous connaissons, Red ? dit-il à Shouhart junior qui fouillait dans le bar. Nous nous sommes déjà vus une fois, à la va-vite, il est vrai…

— Assieds-toi », lui dit Redrick, en faisant un mouvement de tête vers la chaise devant le vieillard. « Si tu veux lui parler, hausse la voix : il n’entend rien. »

Il disposa les verres, déboucha rapidement les bouteilles et dit à Nounane :

« Verse. Pour le papa un petit peu, juste une larme… »

Nounane se mit à remplir les verres sans se presser. Le vieillard gardait la même pose, regardant le mur. Il n’eut aucune réaction lorsque Nounane lui approcha un verre. Nounane, lui, était déjà en train de se reconnecter sur la nouvelle situation. C’était un jeu, horrible et pitoyable. C’était Redrick qui le menait et Nounane y entra comme il entrait toujours dans le jeu des autres : jeux horribles, pitoyables, honteux, sauvages et bien plus dangereux que celui-ci. Redrick leva son verre et prononça : « Eh bien, à la tienne ! » Nounane regarda le vieillard le plus naturellement du monde, Redrick trinqua impatiemment avec Nounane et dit : « On y va, on y va… » Alors, Nounane opina, tout aussi naturellement, et ils burent.

Redrick, les yeux brillants, se mit à parler sur le même ton excité, légèrement artificiel :

« Fini, mon pote ! La prison ne me reverra plus. Si tu pouvais savoir comme on est bien à la maison ! J’ai de l’argent, j’ai un joli petit cottage en vue, on aura un jardin pas pire que celui de Charognard… Tu sais que je voulais émigrer, je l’ai décidé en prison. Qu’est-ce que je fous dans cette ville minable ? Qu’elle aille se faire foutre, me suis-je dit. Puis, je sors de prison et voilà qu’on a interdit l’émigration ! On est devenu pestiféré en l’espace de ces deux ans ou quoi ? »

Il parlait, il parlait toujours, et Nounane opinait, sirotant son whisky ; il intercalait des jurons compatissants, des interrogations rhétoriques, puis se mit à poser des questions sur le cottage : comment est-il, quel en est le prix – et ils se disputèrent. Nounane démontrait que le cottage était cher et mal situé ; il sortit son agenda, commença à le feuilleter et à citer les adresses d’autres cottages abandonnés qu’on vendrait pour rien ; quant aux travaux, ils coûteraient encore moins à condition de faire une demande d’émigration, de recevoir un refus de la part des autorités et d’exiger une compensation.

« Je vois que tu t’occupes maintenant d’immobilier, dit Redrick.

— Je m’occupe un peu de tout, répondit Nounane, avec un clin d’œil.

— Je sais, je sais, on m’a parlé de tes occupations ! »

Nounane ouvrit grands les yeux, fit « chut ! » du doigt et esquissa un geste vers la cuisine.

« Laisse tomber, tout le monde est au courant, dit Redrick. L’argent n’a pas d’odeur. Maintenant, je le sais avec exactitude… Mais quand on m’a dit que tu avais engagé Gros Os comme gérant, j’ai failli crever de rire. Tu as laissé entrer un renard dans ton poulailler… Il est dingue, je le connais depuis l’enfance ! »

Là, il se tut et regarda le vieillard. Quelque chose frémit sur son visage et Nounane vit avec stupéfaction, sur cette physionomie rapace semée de taches de rousseur, l’amour et la tendresse les plus vrais, les plus sincères.

En le regardant, Nounane se rappela comment les préparateurs de Boyde étaient arrivés ici pour chercher ce moulage. Ils étaient deux, deux gars costauds, modernes, sportifs et le reste ; il y avait aussi un médecin de l’hôpital municipal avec deux infirmiers grossiers et forts comme des taureaux, prévus pour porter la civière et mater les fous dangereux. Plus tard, un des préparateurs raconta que « d’abord, ce rouquin n’a pas compris de quoi il s’agissait, il leur a ouvert la porte, les a laissé examiner son père et, ils l’auraient probablement emmené, parce que Redrick semblait croire que le papa allait faire un check-up à l’hôpital. Mais ces abrutis d’infirmiers, qui, à la phase initiale des pourparlers flânaient dans l’entrée et louchaient sur Goûta en train de laver les carreaux de la cuisine, ont traité le vieux comme une poutre : ils l’ont traîné, l’ont laissé tomber par terre. Redrick s’est foutu aussitôt en rage et c’est là que cet abruti de médecin a surgi et s’est mis à expliquer en détail quoi, pourquoi et où. Redrick l’a écouté une minute ou deux, puis, sans aucun avertissement, a explosé comme une bombe H ». Le préparateur qui racontait tout cela ne se souvenait pas lui-même comment il s’était retrouvé dans la rue. Le diable roux leur avait fait descendre l’escalier à tous les cinq. En plus, il n’en avait laissé aucun s’en aller par ses propres moyens. D’après le préparateur, tous, ils avaient débouché de l’entrée de l’immeuble comme des boulets de canon. Deux étaient restés sur le trottoir, inconscients, les trois autres avaient été pourchassés par Redrick le long de quatre pâtés de maisons, après quoi il était revenu vers la voiture de l’Institut et en avait brisé toutes les vitres. Le chauffeur n’était plus là : il s’était sauvé dans la direction opposée…

« On m’a montré dans un bar un nouveau cocktail, dit Redrick, versant du whisky. Il s’appelle la “gelée de sorcière”, je t’en ferai un après, quand on aura mangé. Je vais te dire, mon vieux, c’est un truc tel que si tu l’absorbes à jeun, ça met ta vie en danger ; ça te paralyse les bras et les jambes dès le premier verre… Tu peux dire ce que tu veux, Dick, mais aujourd’hui je vais te faire un sacré gueuleton, je te le jure. On va se rappeler le bon vieux temps, on va se rappeler le Bortch… Tu sais que le pauvre Ernie est toujours en taule ? » Il but, s’essuya les lèvres du dos de la main et demanda avec nonchalance : « Les autres, de l’Institut, ils se sont attaqués à la “gelée de sorcière” ou pas encore ? Tu sais, je suis maintenant un peu en retard sur la science… »

Nounane comprit immédiatement pourquoi Redrick avait amené la conversation sur ce sujet. Il agita les mains et dit :

« Ne m’en parle pas, mon vieux ! Tu connais l’histoire qui est arrivée avec cette “gelée” ? Tu as entendu parler des laboratoires de Carrigan ? C’est une boîte privée… Bon, ils se sont donc procuré une ration de “gelée”… »

Il raconta la catastrophe, le scandale, il dit qu’on n’avait toujours pas trouvé d’où provenait cette « gelée », ni qui l’avait fournie. Redrick paraissait écouter distraitement, faisait claquer sa langue, hochait la tête, puis versa encore résolument du whisky dans les verres et dit :

« Bien fait pour eux, ordures, qu’ils claquent… »

Ils burent. Redrick regarda son papa et de nouveau quelque chose frémit sur son visage.

« Goûta ! vociféra-t-il. Tu vas nous laisser crever de faim encore longtemps ?… C’est pour toi qu’elle s’applique, expliqua-t-il à Nounane. Elle prépare à coup sûr ta salade préférée aux fruits de mer, ça fait longtemps qu’elle les garde en réserve, j’ai vu la boîte… Et comment ça va à l’Institut en général ? A-t-on découvert quelque chose de nouveau ? On dit que maintenant chez vous les automates travaillent à pleine puissance, mais avec peu de résultats… »

Nounane se mit à raconter les affaires de l’Institut et pendant qu’il parlait, à côté du vieillard surgit silencieusement Ouistiti ; elle resta quelque temps debout, ses petites pattes poilues posées sur la table et puis, soudain, dans un mouvement purement enfantin, s’inclina vers le moulage et posa sa tête sur son épaule. Nounane, tout en bavardant, pensa, en regardant ces deux monstrueux enfants de la Zone : Seigneur, que nous faut-il de plus ? Mais que nous faut-il de plus pour que nous comprenions enfin ? Ça, ce n’est pas encore assez ?… Il savait que ce n’était pas encore assez. Il savait que des milliards et des milliards de gens ignoraient tout et ne voulaient rien savoir, et que même s’ils l’apprenaient, ils auraient peur pendant une dizaine de minutes et reviendraient aussitôt à leur petit train-train. Il faut que je m’en aille, pensa-t-il avec véhémence. Au diable Barbridge, au diable Lemkhen, au diable cette famille maudite, au diable !

« Qu’est-ce que tu as à les reluquer ? demanda à mi-voix Redrick. Ne t’inquiète pas, ça ne peut pas lui faire du mal à elle. Même au contraire : on dit qu’ils irradient la santé.

— Oui, je sais », dit Nounane et il vida son verre d’un trait.

Goûta entra. D’un ton affairé elle ordonna à Redrick de mettre les assiettes et posa sur la table un grand plat d’argent avec la salade préférée de Nounane.

« Eh bien, les gars, dit Redrick d’une voix admirative, maintenant on va se payer un de ces gueuletons ! »